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La Cité Blanche

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Philosophie d'une civilisation

Chesterton : Intelligences congestionnées

Publié par Louis-Marie sur 15 Juin 2014, 13:17pm

Catégories : #Textes

En exclusivité, voici un article inédit de GK. Chesterton, traduit par nos soins sous la direction émérite de M. Wojtek Goloncka que nous remercions par la même occasion. Il décrit très bien l'état d'obstruction dans lequel nos esprits se trouvent malheureusement enfermés.

Chesterton, le "paradoxe ambulant", écrivait au début du siècle dernier... Mgr Dione, professeur de philosophie de l'université de Laval, disait de lui qu'il était un homme "d'une exceptionnelle santé mentale" : c'est peut-être le jugement le plus juste qu'on ait pu porter à son sujet.

Chesterton : Intelligences congestionnées

J’ai choisi d’étudier l’esclavage de l’intelligence parce que, je crois, d’aucun me tiennent pour un esclave. Inutile de trouver un nom pour cette supposée servitude à laquelle je serai sujet ; je n’ai pas spécialement envie d’en débattre.

Disons que cet « esclavage » qui est le mien est partagé par n’importe quel homme sensé qui dans une gare, chercherait un train sur le tableau d’affichage, disons pour aller à Bradshaw. C’est-à-dire, cela consiste à concevoir une autorité digne de confiance ; ce qui est tout à fait raisonnable. En effet, il serait bien difficile de voyager dans chaque train pour savoir où il va. Il serait encore plus compliqué de se rendre à destination, dans l’intention de vérifier qu’il était bien prudent d’entreprendre le voyage. Supposez qu’une rumeur s’élève soudain, selon laquelle Bradshaw ne serait qu’une invention destinée à provoquer des accidents de train ; cela n’empêcherait personne de penser que le guide des transports est bien un guide des transports, et la rumeur une simple rumeur, tout en ayant connaissance de la rumeur.

Eh bien, quand je parle de l’esclavage de l’intelligence, je parle de cet état dans lequel les hommes n’ont même pas connaissance de l’idée alternative. C’est une sorte de blocage, de congestion de l’imagination, comme une drogue ou un sommeil hypnotique, qui ôterait à la personne toute possibilité de penser à certaines choses. Il ne s’agit pas de l’état de celui qui dit : « Je vois ce que vous voulez dire, mais, je ne peux pas penser ceci, parce que je pense plutôt cela. » (ce qui est tout simplement rationnel). Non. Il s’agit plutôt de cet état dans lequel la simple idée de la possibilité de l’autre point de vue n’est jamais parvenue jusqu’à l’esprit de la personne, qui ignore donc d’y avoir jamais pensé.

Bien que je ne sois pas ici pour parler de ma religion, je pense qu’il est simplement juste de dire que ses autorités n’ont jamais été victimes de ce genre d’étroitesse. Vous pouvez condamner leurs condamnations comme oppressives, mais non pas, dans ce sens, comme obscurantistes. Saint Thomas d’Aquin lui-même ne commence-t-il pas son étude par : « Y a-t-il un Dieu ? Il semblerait que non, pour les raisons suivantes… ». Et les plus critiquées des récentes encycliques prennent au moins la peine d’exposer une opinion avant de la condamner. Or, j’entends ici l’incapacité pour quelqu’un d’exposer le point de vue de son opposant, et bien souvent son incapacité d’exposer le sien.

Assez curieusement, il me semble que ce genre de phénomène soit plus particulièrement répandu à notre époque, qui prétend à une culture ou une instruction démocratisée. On trouve partout l’habitude de présumer certaines choses sans jamais envisager la chose opposée.

Par exemple, presque tout le monde suppose que dans tous les conflits majeurs, le côté du bien l’a emporté, comme l’enseigne l’Histoire officielle. Tout le monde a ce préjugé, sans même s’en rendre compte. En fait, on n’a jamais sérieusement examiné l’autre possibilité. Allez dire à n’importe qui que nous nous porterions tous mieux aujourd’hui, si Charles Edouard et les Jacobites avaient capturé Londres au lieu de se replier après Derby : il vous rira au nez. Il pensera que vous jouez à faire un « paradoxe ». Et pourtant, aucun fait n’est aussi sobre et aussi solide que celui-ci, que lorsque l’issue du combat était encore incertaine, des hommes sages et avisés devaient se trouver d’un côté comme de l’autre ; et la théorie Jacobite n’est nullement entamée par le fait que Cumberland ait pu déborder les bataillons du clan à Drummossie. Je ne suis pas en train de discuter du bien fondé de leur idéologie ; je remarque simplement qu’il n’est permis à personne d’avoir l’idée d’en discuter. Les choses qui auraient pu se passer ne sont même pas proposées à notre imagination. Si quelqu’un disait que le monde irait mieux aujourd’hui si Napoléon, au lieu d’échouer, avait établi sa dynastie impériale, les gens, en tressaillant, devraient ajuster aussitôt leurs esprits, tant cette notion leur paraîtrait nouvelle. Et pourtant, la victoire de Napoléon aurait empêché le réveil prussien, sauvé l’égalité et l’esprit des Lumières sans querelle sanglante avec la religion, unifié les Européens, et peut-être évité la corruption parlementaire, puis les vengeances fasciste et bolchevique. Mais dans notre âge de libre-pensée, les esprits ne sont pas vraiment libres de penser de telles choses.

Ce dont je me plains, c’est que ceux qui acceptent ainsi le verdict du destin le font sans savoir pourquoi. Par un étrange paradoxe, ce sont souvent les mêmes qui pensent que l’histoire prend toujours le bon tournant, qui ne croient en aucune providence pour la guider. Les mêmes rationalistes qui trouvent ridicule que l’on ait pu, dans la vieille tradition féodale, régler des procès par duel, acceptent en fait, sans aucune difficulté, le principe du duel judiciaire pour décider de toute l’histoire de l’humanité.

Pendant la Guerre de Sécession en Amérique, quelques rebelles sudistes avaient écrit sur leurs drapeau cette rime : « Conquer we must for our cause is just » ( Nous vaincrons car notre cause est juste). La philosophie était défectueuse ; et dans ce sens, ils furent bien servis lorsque leurs ennemis copièrent la phrase en la poursuivant dans la forme : « Conquer they didn’t ; so their cause wasn’t » (Ils n’ont pas vaincu : leur cause ne l’était pas). Cette dernière logique est aussi mauvaise que la première.

Je viens tout juste de lire un livre intitulé : « L’Hérésie Américaine », par M. Christopher Hollis. C’est un ouvrage très brillant et original, mais je sais que, malheureusement, il ne sera pas suffisamment pris au sérieux : le lecteur devra dégager son esprit d’une routine ne serait-ce que pour imaginer le Sud victorieux ; plus encore pour entendre dire qu’une Amérique petite, limitée et agricole aurait arrangé tout le monde – spécialement les Américains.

Je pourrais donner bien d’autres exemples de ce que je veux dire en parlant d’esclavage de l’imagination. On le trouve encore dans cette étrange superstition qui nous fait ériger certains personnages historiques en figures sacrées, que nul ne doit sortir de leurs poses raides et symboliques. Même leurs défauts sont sacrés.

De nouvelles lumières ont été faites sur une grande partie de la vie de la Reine Elizabeth et de Marie Stuart. Cela n’a pas été seulement favorable à Marie Stuart : cela a été entièrement favorable à Elizabeth. Il est très certain que Marie n’a pas tenté de faire assassiner Darnley. Il est très probable qu’Elizabeth n’a jamais conspiré pour faire tuer Marie. Cependant, la plupart des gens sont aussi tendrement attachés à l’image d’une Elizabeth cruelle et sans pitié qu’à celle d’une Marie Stuart criminelle. On pourrait comprendre qu’un dévot protestant se réjouirait si Elizabeth avait réussi, ou bien qu’un militant catholique préfèrerait que Marie n’eût point échoué : tout cela serait parfaitement naturel et raisonnable. Mais la Reine Elizabeth n’était pas le Protestantisme ; et cela ne devrait choquer personne de découvrir qu’elle fut à peine protestante. On pourrait penser qu’il serait encore moins gratifiant pour ses admirateurs de soutenir qu’elle fût un tyran. Mais il y a cette histoire des musées de cire qui ne peut être heureuse sans Elizabeth brandissant une hache et Marie Stuart armée d’un poignard. Cette notion de l’image immobile et sacrée devrait appartenir à la religion. Adhérer au Calvinisme par la seule foi est compréhensible ; mais croire en Cromwell par la seule foi, cela est incompréhensible. Mais le plus incompréhensible c’est que les Calvinistes, alors même qu’ils abandonnent leur religion, persistent à professer leur croyance en Cromwell.

Pour un simple rationaliste comme moi, ces préjugés sont bien difficiles à comprendre…

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J
Ce texte n'est pas daté..... Il est d'une telle actualité ! Le propre du génie, n'est-ce pas ?<br /> Allez savoir pourquoi, la lecture de Chesterton me remplit toujours d'allégresse. Merci au traducteur et à &quot;l'inventeur&quot;
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